E-inclusion, quartier populaire et territoire: osons l’excellence !

 

Si chacun peut, aujourd’hui, constater les potentiels extraordinaires ouverts par le développement de la société numérique en termes de diffusion de la connaissance, d’échanges d’idées, d’innovation sociale et économique, nous assistons, depuis plusieurs mois, à une prise en compte des enjeux sociaux liés au numérique.
La problématique de l’e-inclusion
1 émerge . Elle ne doit plus rester l’affaire de quelques spécialistes mais devenir également celle des acteurs du développement local, tant les distorsions d’usages sont flagrantes et laissent aujourd’hui nombre de personnes, notamment des quartiers populaires, sur le bord de la route de cette évolution majeure de la société.

La prise en compte par les acteurs du développement social des enjeux et des potentiels du numérique reste encore trop minorée. De mon point de vue, il convient de passer d’un soutien à des projets numériques à la conception et à la mise en œuvre de politiques locales qui accompagnent et soutiennent les potentiels liés au numérique.

L’objet de ce texte que j’ai élaboré dans le cadre d’une mission pour le CR.DSU, est de contribuer à donner quelques repères pour guider une réflexion et une mise en œuvre de politiques d’e-inclusion pour et par les habitants des quartiers populaires.

Un contexte national qui évolue : L’accès ne fait pas tout

 

Extrait de l’edito de Benoît Thieulin, Président du Conseil National du Numérique, membre du Comité Scientifique des Assises du Numérique 2013.

Depuis vingt ans, la problématique de l’inclusion s’est trop focalisée sur la question de l’accès aux équipements et aux réseaux. Elle ne doit pas cristalliser le débat et concentrer les efforts de l’action publique dans le déploiement des infrastructures. La question de la culture numérique, dans toutes ses dimensions, est ici posée. L’idée que celle-ci n’est plus un problème pour les « digital natives » est erronée. Nous devons renouveler notre vision de l’e-inclusion, désormais indissociable de l’inclusion sociale, et penser une action continue et globale. C’est un travail considérable mais utile et qui rassemble peu à peu l’ensemble des acteurs qu’ils soient institutionnels ou citoyens. »

 

 

La question de l’e-inclusion est restée, pendant de nombreuses années, une préoccupation de tous ceux qui, dans les espaces publics numériques ou des réseaux d’acteurs de l’internet citoyens, œuvrent pour la vulgarisation des TIC. Face à l’observation des ruptures d’accès aux droits, à l’emploi créée, notamment, par le développement de l’e-administration, le numérique pourrait créer de nouvelles inégalités. Ce constat commence à s’élargir à d’autres sphères de la vie publique et à devenir une préoccupation nationale.

Ainsi :

  • Claudy Lebreton, président du Conseil Général des Côtes-d’Armor et de l’Assemblée des Départements de France a formulé, dans un rapport, vingt-deux recommandations afin de réduire les inégalités « face au numérique, à l’accès aux équipements et aux réseaux de télécommunication »

  • le Conseil National du Numérique, créé en 2009, dont l’objectif était d’accompagner le développement de l’économie numérique et qui a vu sa compétence s’élargir à l’e-inclusion en 2012, vient de rendre un rapport préconisant sept recommandations pour l’e-inclusion.

Pour nombre d’acteurs de terrain, ces rapports ont le mérite de faire émerger une problématique trop souvent sous-estimée, voire ignorée. Il convient, aujourd’hui, de ne pas laisser retomber le soufflet et de profiter de la dynamique ainsi enclenchée afin de mobiliser, plus que jamais,  tous les acteurs du développement social pour que le numérique ne constitue pas un frein dans les quartiers mais une véritable opportunité.

E-inclusion dans les quartiers populaires : de quoi parle-t-on ?

Pour les acteurs de la politique de la ville, l’e-inclusion ne doit pas se traiter en tant que telle, mais bien par rapport à des objectifs d’insertion sociale et professionnelle ,  au renforcement du lien social et à la capacité d’agir des habitants. Pour cela, il convient de repérer les thématiques où se jouent fondamentalement un certain nombre d’évolutions.

 

Extrait d’une Interview de François Lamy pour Banlieue Numérique

« […] nous ne sommes pas égaux face au numérique: de même que nos quartiers populaires sont à la marge des agglomérations et de leur dynamisme économique et culturel, leurs habitants sont souvent les derniers à profiter des opportunités qu’offrent les nouvelles technologies numériques, alors même que l’accès à cette culture numérique est aujourd’hui un enjeu décisif en termes d’acquisition de compétences ou d’accès à l’emploi.

.quelle doit être notre réaction ? De nombreuses expériences locales ont montré que les outils numériques étaient de véritables tremplins vers la réussite pour les jeunes de nos quartiers populaires, alors même que ceux-ci avaient bien souvent «décroché». C’est bien là la preuve que les innombrables talents que l’on y trouve peuvent s’épanouir, dès lors qu’on leur en donne les outils.[ …] « 

 

L’éducation
L’identité numérique des jeunes conditionne leur intégration sociale et leur future insertion professionnelle. Les traces qu’ils laissent, aujourd’hui, sur le net, peuvent constituer autant d’atouts que de freins pour un accès à des projets professionnels ou à leur participation citoyenne de demain. Les quelques exemples valorisants vus ici et là ne constituent qu’une infime proportion des usages des jeunes, usages qui restent aujourd’hui très limités.
De cette question centrale se déclinent deux axes de travail :

  • La parentalité à l’heure du numérique 

Même pour les parents ayant grandi avec le numérique , les quelques repères leur permettant de se positionner et de contribuer à l’éducation de leurs enfants, à l’heure du numérique, ne sont pas évidentes. De nombreuses questions se posent auxquelles il convient d’aider les parents à trouver des réponses :

    • Combien de temps les enfants peuvent-ils passer devant les écrans et où ceux-ci doivent-ils être placés dans l’appartement ?

    • Dois-je être avec eux sur le net, comment, quand, jusqu’où ?

    • Quelles sont les règles à imposer, à négocier ou à construire ensemble ?

    • Comment suivre la scolarité des jeunes ?

    • Comment éviter toutes les «surprises» dues au développement du commerce en ligne ?

    • … ?

  • La posture éducative des intervenants des temps scolaires, péri et extra-scolaires

À l’heure où le numérique met le savoir à disposition, il est plus que jamais difficile pour les intervenants éducatifs de rester dans une posture de distribution du savoir face à des apprenants. Sans aucun doute l’adage «apprendre à apprendre» n’a-t-il jamais autant été d’actualité. Pour les acteurs de l’éducation, l’heure n’est plus à considérer les usages du numérique comme une activité en tant que telle, mais comme :

    • une donnée incontournable dans l’univers des enfants et des jeunes et une source d’informations et de formation dont il convient de leur donner les clés de lecture,

    • un potentiel formidable d’accès au savoir et à la création.

Que ce soit à l’école, lors des temps péri-scolaires ou extra- scolaires, il convient donc d’inviter l’ensemble des acteurs de l’éducation à définir leurs approches des usages du numérique et une posture adaptée .

L’insertion professionnelle et sociale

L’administration en ligne et les espaces d’expression (réseaux sociaux, blogosphère,…) interpellent sur les conséquences en matière d’insertion sociale et professionnelle.

  • L’accès aux droits.
    Avec le développement de l’administration en ligne, les publics fragilisés se trouvent face à une nouvelle rupture d’accès aux droits.
    Faute d’avoir imaginé l’accompagnement nécessaire des plus fragiles au moment du développement de la dématérialisation des services, nombre de personnes ne savent pas comment agir ou réagir face à des interfaces web où il n’est pas  aisé de se retrouver lorsque l’on a pas le niveau de formation nécessaire. Si certains espaces publiques numériques sont sollicités et répondent à la demande, force est de constater que leurs animateurs se trouvent rapidement confrontés à des questions qui impliquent l’appel à d’autres compétences (rédaction de CV, accompagnement à l’alphabétisation, … )

  • L’identité numérique
    La majorité des employeurs , que ce soit pour un stage ou pour un recrutement, utilisent le web pour se renseigner sur la qualité des candidats. La maîtrise de l’ identité numérique des personnes devient un formidable vecteur de valorisation des compétences et de l’expérience. Il est donc important, pour tout individu, d’en connaître les codes , les éléments nécessaires à la relative dissociation entre sphère privée et espaces publics.

La participation

Les usages participatifs au service du bien commun et à la vie de la cité restent très insuffisants. Pourtant, il y a là de véritables possibilités de création de lien social, de prise de parole des habitants, de recueil de propositions et, plus généralement, de participation à la vie de la cité.
L’effet « porte de voix » du net participe également au désenclavement des quartiers, en mettant en avant les atouts, la diversité et la richesse culturelle des habitants .

De nombreuses expériences se développent ici et là : de l’usage des tablettes et smartphones en mobilité à la création de réseaux sociaux de quartier, on trouve là autant de potentiels novateurs qui peuvent contribuer à la participation des habitants à la vie de leur environnement.

Mais rien n’est inné et la magie de l’outil ne règle en rien le niveau de participation. Il est généralement admis que, lorsque l’on atteint 10 % de la population contribuant aux diverses instances classiques de participation, ce taux est plus qu’honorable. Si l’on considère que, comme l’indique l’étude de Fréquence École , seuls 2 % des jeunes internautes ont des usages créatifs du web, on voit qu’il convient, là aussi, d’accompagner les populations.

Le développement économique

Le numérique a développé sa propre économie. Sans doute cela représente -t-il également, pour les quartiers, des opportunités dont il est difficile aujourd’hui de définir les contours. Nous en sommes au stade de l’observation d’innovation autour :

  • de l’insertion professionnelle par le développement de filières de reconditionnement du matériel informatique et le traitement de déchets, (micronov, envi loire, …)

  • de l’accompagnement des services liés au usages du numérique . (scop la péniche, open scop, …)

  • d’initiatives comme Banlieue Numérique valorisant des engagements personnels ou collectifs .

Il convient sans doute de  veiller au rapprochement, dans ce domaine, des différents acteurs de la politique de la ville, de l’économie classique, de l’ESS liée au numérique et, bien évidemment, de ceux de la formation .

Concevoir et engager une stratégie territoriale

 

Présentation du rapport Lebreton sur le courrier des élus et maire de France

 » Le rapport de Claudy Lebreton, président de l’assemblée des départements de france, riche de 22 propositions, recommande la signature de conventions numériques comme cadre de référence au sein des collectivités territoriales, la création de conseils locaux du numérique ou encore la nomination de coordinateurs des politiques publiques du numérique à l’échelle des bassins de vie. Ces propositions visent à éviter, selon leur auteur, Claudy Lebreton, « que la France des territoires ne se fragmente davantage et ne se fracasse sous l’effet d’inégalités croissantes et d’évolutions mal comprises. »

 

Voici quelques repères clés qui permettent la conception et la mise en œuvre d’une politique territoriale.

   Un état des lieux qui permet :

  •  de repérer les différents acteurs impliqués dans le numérique (Espace Public Numérique, acteurs du logiciel libre, acteurs de l’insertion, …)

  • de mesurer le niveau de connaissance des enjeux et la prise en compte des usages du numérique chez les différents acteurs du développement social du territoire, professionnels et bénévoles.

  • de pointer :

    • les atouts,

      • la prise en compte, dans l’accompagnement des publics et   l’exécution des missions,

      • les projets ou/et démarches pouvant faire référence sur un territoire.

    • les questionnements sur

      • les enjeux,

      • les potentiels du numérique,

      • la capacité à accompagner les usages,

      • la réalité des usages des publics

 Repérer les moyens et dispositifs mobilisables :

Si le développement de projets territoriaux est affaire de mobilisation et de mutualisation de compétences, il convient également de doter l’accompagnement de l’e-inclusion de moyens spécifiques. Certaines collectivités ont, de ce  point de vue, fait le choix de ce soutien en dotant des centres ressources territoriaux de moyens spécifiques (la m@ison de Grigny pour la ville de Grigny et le Grand Lyon, Zoomacom pour Saint Étienne métropole et le département de la Loire) et en mobilisant également des fonds divers :

  • budget de droits communs ,

  • fonds européens ,

  •  recherche de fondations et appel à projets susceptibles de soutenir des actions ,

  • des dispositifs spécifiques comme par exmple le pass numérique de la Région Rhône-Alpes

Engager une dynamique collective

La mise en œuvre d’une politique territoriale passe par la sensibilisation et la mobilisation des acteurs du développement social. Il convient  :

  • de partager et d’enrichir les conclusions d’un état des lieux ,

  • d’alimenter la réflexion par des apports d’expertises et d’expériences ,

  • de définir des objectifs à long, moyen et court termes,

  • de pointer les axes prioritaires d’intervention (accompagnement à l’e-administration, … )

  • d’organiser la réflexion, l’échange d’idées et l’émergence de partenariats et de projets.

Définir la gouvernance :

La réussite de la conception et la mise en œuvre d’une politique territoriale passent par la mise en place d’une gouvernance afin  :

  • de s’assurer la coordination et l’animation d’un plan d’action ,

  • d’organiser la veille et la recherche documentaire ,

  • d’animer l’évaluation du plan, évaluation qui doit contribuer à la permanence de la mobilisation des acteurs du territoire,

  • de s’assurer de l’appui et de la présence, dans les différents réseaux d’acteurs, de l’internet accompagné (la CORAIA pour Rhône-Alpes et les réseaux départementaux lorsqu’ils existent) ,

  • de solliciter et de mobiliser les expertises internes et externes au territoire ,

  • d’organiser la formation et la mise à niveau permanente des différents partenaires.

Formaliser les engagements

Inviter l’ensemble des acteurs à formaliser leur engagement dans la procédure la mieux adaptée au territoire et au niveau de mobilisation : charte, contrat territorial, plan annuel ou pluri-annuel d’actions …

Conditions:

  • La formation

Le rythme de nouvelles innovations technologiques et sociales du numérique est soutenu. Certes, on ne peut demander aux acteurs du développement social de devenir des spécialistes des usages du numérique, mais il est nécessaire qu’ils puissent bénéficier d’une formation leur permettant  :

    • de maîtriser les enjeux sociaux du numérique,

    •  d’exercer, grâce à un socle minimum de connaissances, leur citoyenneté numérique (identité numérique, approche de l’e-administration, maîtrise des logiciels de base , …. )

    • d’intégrer les usages du numérique dans leur organisation du travail : veille documentaire, contribution et partage des expériences,….

  • L’impulsion politique et la coordination technique

Les territoires qui ont réussi une mise en œuvre des politiques de développement des usages du numérique ont réuni tout ou partie des conditions suivantes, la première étant essentielle :

    • engagement des décideurs politiques,

    • engagement des équipes CUCS et prise en compte de la dimension numérique dans les différentes programmations ,

    •  mutualisation et  mobilisation des expertises locales ,

    • mobilisation de financements (droits communs, fonds européens, appel à projet des fondations, … )

En conclusion : osons l’excellence !

L’excellence ne doit être refusée à personne . Ce n’est pas parce que l’on vit dans un quartier populaire, que l’on rencontre des difficultés d’insertion sociale et professionnelle, que la formation tout au long de la vie n’est pas une évidence, que l’on doit freiner l’initiative.

« Banlieue numérique » a su montrer que chaque quartier est le terreau de talents. Osons le croisement des univers, ceux des habitants, des acteurs du développement social, de animateurs des Espaces Publics Numériques, de l’innovation technologique, de l’économie. Chacun a de l’expertise à mettre au pot commun.  C’est de cette intelligence collective que naissent les projets innovants et enthousiasmants !
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1Le Conseil National du Numérique définit l’e‐inclusion comme « l’inclusion sociale dans une société et une économie où le numérique jouent un rôle essentiel ». L’inclusion numérique ne se résume plus à l’utilisation des outils du numérique, avec lesquels une part importante de la population se débrouille, à défaut de parfaitement les maîtriser . Elle désigne la capacité à fonctionner en tant que citoyen actif et autonome dans la société telle qu’elle est. Il n’y a pas une « e‐inclusion » d’un côté et une « inclusion » de l’autre : les deux se confondent. (page 15 du rapport Rapport en date d’octobre 2013 remis à la ministre déléguée chargée des petites et moyennes entreprises, de l’Innovation et de l’Économie numérique).

Jacques HOUDREMONT